Extraits du livre |
07-07-2007 | |
Il y a bien longtemps. Mes ancêtres étaient, à l'origine, des pasteurs semi-nomades qui vivaient, il y a longtemps de cela, dans le Hodna ; cétait avant l’arrivée des Français en Algérie. Leur tribu était celle des Ouled Madhi, et le clan auquel ils appartenaient était celui des Mérachda, les descendants de Morched, du nom de notre aïeul qui en fut le fondateur ...
1870 : Insurrection et pacification. Les discussions allaient bon train des plaines de Sétif jusqu’aux contreforts des Babors. L’inquiétude grandissait, et les bruits annoncés d’une grande insurrection parcouraient la steppe. Saad, qui connaissait ses frères, savait que si une telle insurrection se produisait, rien ne pourrait l’arrêter, tant leurs frustrations et leur humiliation étaient grandes. Il la craignait surtout parce qu’il pressentait, au fond de lui-même, que les Roumis étaient beaucoup trop puissants et qu’ils allaient saisir cette occasion pour se livrer à de nouvelles tueries, de nouvelles confiscations de terres. Mais personne ne peut arrêter les évènements que Dieu a prévus, et Saad pria Allah de protéger ses frères musulmans. 1900 - Les colons. Chaque jour, au petit matin, après la prière de l’aube, El Hadj Saad empruntait le chemin étroit qui menait à l’école. De là, il avait loisir de contempler, disséminés dans la vallée, les fermes des colons avec leurs toits de tuiles rouges, entourées de haies d’épineux et d’arbustes taillés. Il distinguait nettement les cours intérieures des fermes, encombrées de charrues, de charrettes, de tombereaux, de brancards d’attelages à peine rangés ; il y voyait régner une activité permanente quelque soit le moment de la journée ou de l’année. Les colons ne s’arrêtaient jamais de travailler. Ils craignaient les fortes pluies précoces, qui rendaient les champs boueux et les semailles impossibles, de même que les terribles tempêtes de sirocco qui desséchaient les épis de blé et en dispersaient les beaux grains dorés dans la poussière du sol; Alors, pour vaincre le cycle des saisons, pour prendre de vitesse la pluie et le sirocco, aux moments propices, ils embauchaient des ouvriers saisonniers et ils doublaient leur prime pour les faire travailler sans relâche pendant des semaines, de l’aube au coucher du soleil. En dehors de ces périodes d’activité intense, ils entreprenaient tant d’autres tâches qu’ils semblaient ne jamais en finir : du foin à rentrer, des chevaux à ferrer, des écuries à nettoyer, du fumier à épandre, une clôture à consolider, un hangar à agrandir, un puits à creuser…La diversité de leurs activités, l’énergie que ces nouveaux occupants déployaient pour travailler la terre et arracher les richesses à ses entrailles leur donnaient une dimension gigantesque et presque surnaturelle, reconnaissait Saad. Il les admirait, et en même temps il les enviait, et il ne s’expliquait pas comment ils réussissaient à faire donner à la terre toutes ces abondantes récoltes, alors que c’étaient des Gouer [2] : pourquoi Dieu leur avait-il donné tant de puissance ?
La guerre 14-18. De retour [de permission] dans les tranchées, mon père se battit autour des forts de Vaux et de Douaumont : des déluges de feu – ses doigts tremblaient et se crispaient de peur rétrospective lorsqu’il m’en parlait. Il avait retrouvé avec une joie partagée son ami le typographe de Saint-Brieuc ; mais un matin, ce dernier partit avec sa compagnie à l’assaut des lignes allemandes et n’en revint pas. Son régiment changea de secteur, et il fut gravement blessé, en 1917, au cours d’un énième assaut pour s’emparer du Chemin des Dames.
1940 - Enfance dans une famille polygame. J’ai grandi en même temps que quatre autres frères et deux sœurs, « demi » ou « entiers », avec une différence d’âge de cinq ans entre l’aîné et le dernier d’entre nous. Nous étions la tranche d’âge du milieu : les précédents avaient commencé à prendre leur envol et les petits derniers étaient encore dans les couches. Lorsqu’elles vaquaient aux travaux ménagers, chacune son tour, chacune son jour, nos deux mères devaient prendre en charge, pour les repas et les activités communes, l’ensemble des enfants. Nous ne formions donc pas deux familles distinctes vivant sous un même toit, mais plutôt une petite tribu dont la marmaille avait en commun le père, l’espace de vie et les jeux ...
Les enfants sont de bons observateurs. D’instinct, nous savions ce qu’il était possible d’obtenir de notre propre mère ou de celle qui faisait à un instant donné office de maitresse de maison. Personne ne nous l’avait dit formellement, mais nous devions obéissance et respect aux deux, ce qui induisait que l’une comme l’autre avaient le droit de nous récompenser ou de nous punir lorsqu’elles le jugeaient utile ; en échange, elles se devaient d’être de la plus totale équité entre les enfants dont elles avaient la charge. La loi fondamentale d’une famille polygame repose sur ce principe infaillible de non-discrimination réciproque entre les enfants et les parents : sa violation conduit immanquablement au désordre et à la désobéissance ; de plus, elle est formellement condamnée par Dieu et la société.
1946. L’école primaire. A l’école primaire « européenne » que je fréquentais, je retrouvais tous les matins avec un délicieux bonheur mes camarades de classe et les maîtres qui avaient la charge de nous instruire : M. Lebrun pour les grandes classes, Mme Lebrun pour les tout-petits et une très jeune institutrice, Mlle Josiane Faure, pour le cours élémentaire. M. Lebrun était originaire du Jura, un massif montagneux couvert de neige tout l’hiver, nous avait-il expliqué, de la région de Saint-Claude, pays de la bruyère et de la fabrication des pipes. A la simple évocation de ces mots, je revois aujourd’hui encore son visage avenant, sa haute silhouette serrée dans sa longue blouse grise ...
Education sanitaire !... Mon enfance a été marquée par la menace de la mort, toujours présente. Elle emportait souvent et surtout des enfants, chez des voisins, ou bien dans la famille proche. Loubna, la fille de Khédidja, était morte à dix-huit ans de tuberculose. Avant ma naissance, M’ma avait perdu deux petites filles, Fadhila, d’une diarrhée, et Khédidja, des suites d’une rougeole ; j’étais aussi né avec un jumeau qui s’appelait Ahmed et qui, lui aussi, avait été emporté par une rougeole alors que nous avions à peine onze mois. Si ni M’ma ni mon père ne parlaient d’enfants décédés, c’était parce que, lorsque l’on évoquait la mort, on l’appelait, ils craignaient qu’elle ne revienne. A chaque alerte, M’ma se précipitait chez le taleb qui lui recommandait cataplasmes et amulettes. Fatima, elle, n’était pas partisane de ces pratiques traditionnelles, et même se moquait parfois affectueusement de la crédulité de ma mère en lui disant qu’elle préférait l’ordonnance du médecin aux abracadabras obscurs du taleb. Mon père aussi préférait éviter les taleb, il faisait appel au docteur Bertrand, du petit village du bord du Rhumel. Ce médecin de campagne n’hésitait pas à faire un peu d’éducation sanitaire lorsqu’il arrivait à se faire comprendre, car il ne parlait pas arabe.
L’entrée en sixième. Le français n’était pas notre langue maternelle et les épreuves étaient, comme le Jugement Dernier, les mêmes pour tous. M. Lebrun [notre instituteur] ne nous avait pas caché que les deux épreuves de français, une dictée et un résumé d’une lecture de texte, pouvaient constituer pour nous un écueil difficile. Alors, pour nous donner toutes nos chances, il nous avait organisé des cours séparés, avait prévu des devoirs de français supplémentaires, et même il nous retenait en classe quelques temps après l’heure de sortie pour nous expliquer une règle de grammaire, pour finir de corriger une dictée. Il voulait que nous réussissions et il prenait avec nous tous les moyens pour que nous arrivions ...
Les deux mondes. Mais plus nous avancions vers la fin de notre adolescence, plus nous prenions conscience qu’il y avait « eux » et qu’il y avait « nous ». Et plus les contacts se faisaient difficiles. Lorsque nous eûmes pris conscience les uns et les autres que nous appartenions à deux mondes différents, mais inégaux, nos rapports changèrent de nature. Nous fréquentions les mêmes classes du lycée, nous vivions à coté les uns des autres, nous étions parfois camarades, rarement plus. Les timides rapprochements intercommunautaires étaient vécus comme des désertions, et condamnés comme telles par la vigilante censure des deux mondes.
1958. Soldat du contingent en Algérie. Un jour j’ai vu un véhicule 4X4 s’avancer et stopper au milieu des ruines. Quatre militaires en sont descendus, encadrant un homme en civil, grand et mince, tête nue, les mains menottées derrière le dos. L’homme hésitait à avancer, il jetait autour de lui des regards apeurés, cherchant peut-être des témoins. Une sentinelle armée l’a poussé doucement vers l’entrée de la bicoque. Il a regardé. Il a regardé encore furtivement derrière lui, puis il a redressé la tête, a embrassé du regard la lumière du soleil, l’azur de la mer avant de disparaître dans le local.
1964. Après l’indépendance. L’Ordre moral. Il faisait terriblement chaud, ce jour là dans l’aérogare de Dar El Beida, ma femme venait d’arriver de France et nous étions allés au bar, le plus normalement du monde, pour nous désaltérer. J’avais commandé une bière et ne l’avait pas encore entamée lorsqu’un agent de police m’a demandé mes papiers, puis m’a conduit devant son chef, le commissaire de l’aéroport. Je venais sans le savoir de commettre un crime : algérien, musulman, je m’apprêtais à boire une bière ! Le commissaire se fit tout à tour méprisant, puis menaçant : « Les pilotes de la terre entière savent qu’en survolant l’Algérie ils survolent une terre d’islam, ce que toi tu sembles ignorer ! » me fit-il. Je fus sidéré d’entendre ce langage chez un commissaire de police. Mais je fus retenu dans les locaux de la police jusqu’au petit matin ... L’histoire officielle. Et pour inventer à l’Algérie sa propre histoire, comme une propagande au service de son projet de culpabiliser les partisans de la modernité, [le Efélène, le parti au pouvoir] prenait, de façon tout aussi schématique, le contre-pied de l’idéologie coloniale. Si, pour cette dernière, l’Algérie n’avait été prospère que romaine et chrétienne et qu’elle l’était redevenue avec la présence française, pour le Efélène c’était exactement l’inverse : l’Algérie n’avait été prospère qu’arabe et musulmane, et elle l’était redevenue depuis l’indépendance. Tout ce qui avait précédé l’avènement de l’islam : la judaïté de l’Aurés et de la Kahéna, le paganisme de Massinissa et Jugurtha, la chrétienté d’Aurélius et de Saint-Augustin, était passé sous silence maximum, comme s’il s’agissait d’une tare. Je crois que si les responsables « Islamo-Efelène » avaient pu, ils auraient enfoui sous dix mètres de terre toutes les ruines romaines, les restes des basiliques chrétiennes et autres vestiges antérieurs à l’islam…Quant au fait colonial, il n’avait pas eu le moindre impact sur la société : c’était une période honteuse, marquée seulement par la francisation et la perte de la foi, et qu’il fallait donc taire et rejeter au plus loin et au plus vite, de peur qu’elle ne perturbe les certitudes de nos valeurs arabes et islamiques. Avec une telle interprétation, la construction d’une société démocratique et moderne, assimilée à un retour à la société européenne de la période coloniale, ne pouvait être que suspecte ou même condamnable.
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Dernière mise à jour : ( 30-09-2007 ) |